Maisons "gratte-ciel" Cité Frugès - Le Corbusier - Pessac



Frugés nous avait dit : "je vous autorise à réaliser dans la pratique vos théories, jusque dans leurs conséquences les plus extrêmes; je désire atteindre à des résultats vraiment concluants dans la réforme de l'habitation à bon marché : Pessac doit être un laboratoire. je vous autorise pleinement à rompre avec toutes les conventions, à abandonner les méthodes traditionnelles. En un mot clair; je vous demande de poser le problème du plan de la maison, d'en trouver la standardisation, de faire emploi de murs, de planchers, de toitures conformes à la plus rigoureuse solidité et efficacité, se prêtant à une véritable taylorisation par l'emploi des machines que je vous autorise à acheter. Vous munirez ces maisons d'un équipement intérieur et de dispositifs qui en rendent l'habitation facile et agréable. Et quant à l'esthétique qui pourra résulter de vos innovations, elle ne sera plus celle des maisons traditionnelles, coûteuses à construire et coûteuses à entretenir, mais celle de l'époque contemporaine. La pureté des proportions en sera la véritable éloquence."




Pessac est un peu un roman balzacien. Un homme généreux veut montrer à son pays qu'on peut résoudre la question du logement. L'opinion s'émeut; les jalousies s'éveillent; les corporations du bâtiment, depuis le petit entrepreneur local jusqu'aux architectes, s'inquiètent de nouvelles méthodes qui pourraient bouleverser les situations acquises. Alors, petit à petit une atmosphère d'hostilité se crée. Le village de Pessac a été construit en moins d'une année par une entreprise parisienne qui a remplacé des équipes locales défaillantes. Mais, en 1926 déjà, à la terminaison des travaux, une sourde opposition naissait dans les services administratifs qui devaient acheminer les dossiers vers l'acceptation de la voirie et par conséquent commander l'installation de l'eau dans le village. Alors seulement l'autorisation de louer ou de vendre pouvait être accordée.



Trois ans après, au printemps 1929, les dossiers ne sont pas signés et depuis trois ans, le village est resté vide d'habitants. Pourtant, deux ministres s'en sont occupés personnellement et sont venus visiter officiellement Pessac. M. de Monzie, ministre des Travaux Publics, en 1926; M. Loucheur, Ministre du Travail en 1929. A l'enthousiasme qui avait suivi la visite officielle ministérielle de succéda, petit à petit, l'inquiétude et, après trois ans, la presse dans plusieurs pays écrit que Pessac est inhabitable, parce qu'il est construit sur des principes erronés. Enfin, grâce à l'intervention énergique de M. Loucheur, un enquêteur est remonté à l'origine de cette troublante aventure et a trouvé enfin les causes de la carence de l'eau. Voilà une leçon douloureuse, sévère, à classer dans les annales de l'idée et montrant que les initiatives nouvelles heurtent l'opinion de front et que l'opinion fait la guerre aux idées.



Pessac est conçu à cause du ciment armé. M. Frugès, l'industriel altruiste de Bordeaux, avait dit : "J'aimerais vous permettre d'appliquer vos théories."

Le but : le bon marché.

Les moyens : le ciment armé.

La méthode : la standardisation, l'industrialisation, la taylorisation.

Structure : Une seule poutre de ciment armé (plancher Pima) de 5 mètres, pour tout le lotissement, etc. etc. Division des équipes : chaque équipe exécute le même travail.

Ceci est un exemple d'urbanisation moderne, où les souvenirs historiques, le chalet suisse ou le pigeonnier alsacien ont été laissés au musée du passé. Un esprit dépourvu d'entraves romantiques cherche à résoudre un problème bien posé.




Polychromie. Un esthète illustre, revenant de Pessac proféra : " Une maison, c'est blanc."

Nous avons donné l'étalon d'appréciation : façades blanches.

Lorsque des lignées de maisons créaient une masse opaque, nous avons camouflé chaque maison : les façades sur rue alternativement brun et blanc.




Une façade latérale blanche, l'autre vert pâle. La rencontre sur l'arête, du vert pâle ou du blanc, avec le brun foncé provoque une suppression du volume (poids) et amplifie le déploiement des surfaces (extension).



Cette polychromie est absolument neuve. Elle est rationnelle, fondamentalement. Elle apporte à la symphonie architecturale des éléments d'une extrême puissance physiologique.



La conduite concertée des sensations physiologiques de volume, des surfaces, des contours et des couleurs, peut conduire à un lyrisme intense.

Le lotissement de Pessac est très serré. Les maisons grises en ciment faisaient un insupportable amas compressé, sans air.



La couleur pouvait nous apporter l'espace. Considérer la couleur, comme apporteuse d'espace. Voici comment nous avons établi des points fixes : certaines façades peintes en terre de sienne brûlée pure. Nous avons fait fuir au loin des lignées de maisons : bleu outremer clair.



Nous avons confondu certains secteurs avec le feuillage des jardins et de la forêt : façades vert pâle.

Extrait de Le Corbusier, Oeuvre complète, volume 1, 1910-1929